Chronique d’un roman terriblement actuel
J'ai refermé La maîtrise du monde avec une sensation étrange, presque dérangeante. Celle d'avoir lu une histoire des années 70 qui aurait pu se passer hier. Ou demain.
Cette chronique dévoile l'histoire. Je le dis d'emblée parce que je ne vais pas tourner autour : ce qui m'intéresse ici, ce n'est pas de préserver le suspense, c'est de partager ce que ce roman a remué en moi. Si vous préférez le lire d'abord sans rien savoir, je comprends totalement. Mais si vous voulez plonger dans ma réflexion maintenant, je vous ouvre la porte.
Ce roman de Sébastien Chantrel raconte l'affaire des « avions renifleurs », cette escroquerie monumentale où Elf Aquitaine, entreprise publique, a dépensé des centaines de millions de francs pour une technologie censée détecter le pétrole depuis le ciel. Une technologie qui n'a jamais existé. L'histoire : entre 1975 et 1979, un homme sans pouvoir, sans prestige, juste avec un manque abyssal de confiance en lui, réussit à embarquer tout un État dans son mensonge.
Et si c'était aujourd'hui ?
C'est là que ça devient dingue. Je n'ai pas pu m'empêcher d'y penser en lisant : et si cette histoire se passait maintenant, avec nos outils actuels ?
Imaginez des images générées par IA pour « prouver » que la machine fonctionne. Des rapports techniques rédigés en quelques secondes. Des vidéos truquées plus vraies que nature. Des deepfakes de responsables enthousiastes. Des simulations de gisements pétroliers si crédibles qu'on pourrait les croire sorties d'un vrai laboratoire. Avec ce qu'on a aujourd'hui, la supercherie aurait été encore plus spectaculaire, plus rapide, mondiale en quelques clics.
Et nous, est ce qu'on aurait fait mieux que nos aînés des années 70 ? Je n'en suis pas si sûre. Nos algorithmes nous enferment dans des bulles, nos réseaux amplifient tout, et notre fascination pour le génie solitaire ferait le reste. La crédulité n'a vraiment pas changé, elle s'est juste équipée de nouveaux jouets.
Ce qui m'a bouleversée, ce n'est pas l'histoire elle-même. C'est sa résonance avec aujourd'hui.
On est dans les années 70, avant Internet, avant les réseaux sociaux, avant l'intelligence artificielle.
Le personnage principal n'est pas un génie du crime. C'est quelqu'un qui a été bridé toute son enfance, rabaissé, et dont la soif de reconnaissance finit par exploser en un mensonge magistral. Il ne maîtrise rien par son intelligence, mais par une faille : celle de tous ceux qui veulent y croire. Le système, les puissants, l'État entier, tous prêts à tout pour un miracle technologique.
Ce qui ajoute une profondeur particulière à ce roman, c'est la patte de Sébastien Chantrel lui-même. Il vient de l'image. Et ça se sent.
Mais ce qui rend ce livre vraiment puissant, c'est aussi son choix narratif : raconter la genèse de cette affaire, tout ce qui n'avait jamais été dit. Chantrel a mené un véritable travail de recherche, mêlant archives et fiction, pour nous faire entrer dans la tête de l'imposteur lui-même. On ne regarde pas l'histoire de l'extérieur, on la vit de l'intérieur, à travers les yeux de celui qui trompe. C'est vertigineux.
On retrouve dans son écriture ce qu'on retrouve dans son travail de réalisateur : un esthétisme précis, presque chirurgical, un sens du cadre, de la lumière, du rythme. Les descriptions sont fines, tranchantes, sensibles. Les émotions ne sont jamais figées, elles respirent.
J'ai avancé dans ce livre comme dans un film en devenir. Je voyais les plans, j'entendais presque les silences, j'imaginais la caméra qui glisse, qui hésite, qui capte un détail, un tremblement. Il y a des pages qui donnent envie d'appuyer mentalement sur « play », juste pour voir la scène vivre devant nous.
Ce roman pourrait devenir un film remarquable si un jour l'auteur décidait de le porter à l'écran. Son histoire, combinée à sa vision visuelle singulière, aurait une puissance folle. On sent qu'il a la matière, qu'il a l'œil, qu'il a la main pour ça. Et quelque chose en moi aimerait voir cette maîtrise du monde-là : celle qui passe du texte à l'image, de l'imaginaire au réel.
Bref, revenons à notre lecture.
Dans la réalité, l'affaire explose publiquement en 1983. Une commission parlementaire rend son rapport en 1984. Giscard d'Estaing est officiellement blanchi, mais l'odeur de manipulation politico-financière reste.
Et les « maîtres du monde » autoproclamés ? Aldo Bonassoli, l'inventeur italien autodidacte à l'origine de tout ça, retourne réparer des télévisions dans son village. Alain de Villegas, l'aristocrate belge complice, finit ruiné, retiré dans un monastère en Amérique du Sud. Pas de triomphe, pas de richesse, juste deux hommes rattrapés par la banalité après avoir ébranlé un État entier.
L'argent perdu, c'est celui d'une entreprise publique. Donc le nôtre. La crédibilité des institutions est entamée. Des décideurs se défaussent, certains sont critiqués, d'autres blanchis. Personne ne devient héros. Et au milieu de ce chaos, une question reste en suspens : à partir de quand le système devient-il complice de ceux qui le trompent, simplement parce qu'il préfère le rêve à la lucidité ?
Pourquoi ce livre ne me lâche pas ? Parce que Sébastien Chantrel ne raconte pas juste une anecdote historique. Il met le doigt sur quelque chose qui nous concerne tous : notre fascination pour les promesses, notre vulnérabilité face aux beaux mensonges, notre capacité à nous convaincre que cette fois, c'est vrai.
Aujourd'hui, il ne faudrait pas une boîte noire dans un avion. Il suffirait de données truquées, de modèles prédictifs biaisés, d'un récit viral bien construit. L'outil a changé, mais la mécanique reste identique : un homme cabossé, un mensonge bien emballé, des élites fascinées, des médias qui amplifient, une opinion publique qui suit. Cela ne vous rappele rien ?
En refermant ce livre, je ne me demande pas comment c'était possible « à l'époque ». Je me demande si nous, avec nos IA, nos réseaux et nos certitudes modernes, nous serions vraiment plus difficiles à duper.
Ce roman m'a secouée parce qu'il ne parle pas du passé. Il parle de maintenant. De nous.
Et franchement, ça fait froid dans le dos.
C'est aussi pour ça que je voulais partager ce livre avec vous. Parce que se poser ces questions, c'est déjà un pas. Et que lire des histoires comme celle-là, c'est s'armer d'un peu plus de recul, d'un peu plus d'esprit critique. Alors oui, lisez-le. Laissez-vous secouer. C'est inconfortable, mais c'est nécessaire
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